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Accident de train
C’est arrivé chez nous !
Dans cet article, je vais vous raconter la terrible histoire d’un accident qui s’est produit il y a 137 ans exactement ente Cheyres et Font sur le territoire de l’ancienne commune de Châbles.
Mais avant de débuter ce récit compilé avec des sources diverses, faisons un petit retour dans des temps lointains pour planter le décor …
Géologie du lieu
La mise en relief de la falaise entre Cheyres et Font résulte d’une histoire datant de la dernière glaciation (il y a 24’000 ans environ). Le glacier du Rhône recouvrait toute la région. Le flux glaciaire a approfondi le bassin allongé qu’occupe aujourd’hui le Lac de Neuchâtel tout en exerçant une érosion différentielle sur les reliefs rocheux environnants.
Grâce à un abaissement tectonique, un « chapeau » a été préservé dans la région de Châbles, permettant la création d’une falaise particulièrement imposante entre Cheyres et Font.
Lors du retrait du glacier du Rhône, les régions excavées ont été submergées par les eaux de fusion de la glace. L’immense plan d’eau alors formé a connu plusieurs baisses de niveau avant de former les lacs que nous connaissons actuellement.
Pendant des millénaires, les courants lacustres ont ainsi érodé le substratum molassique et façonné la falaise que l’on observe aujourd’hui entre Cheyres et Font. Ce processus n’a plus cours actuellement puisque la correction des eaux du Jura (1ère correction entre 1868 et 1891 et 2ème correction entre 1962 et 1973) a provoqué une baisse du niveau moyen du lac d’environ 3 m, entraînant une nouvelle organisation de la zone littorale. La ligne de rivage a été profondément modifiée. Les eaux du Lac de Neuchâtel, qui atteignaient autrefois le pied de la falaise, se sont alors retirées, exondant une partie de la beine lacustre pour donner naissance à l’actuelle Grande Cariçaie et permettre la construction de la ligne de chemin de fer.
Actuellement, l’évolution de cette falaise est essentiellement régie par l’infiltration des eaux météoriques dans la roche, les écoulements superficiels (ravinement) et les phénomènes gravitaires.
En 1888, un événement tragique, témoigne du délitement et des effondrements réguliers de la falaise. Cette année-là, la paroi molassique s’est abattue sur la voie de chemin de fer qui venait d’être construite au pied de la falaise, douze ans plus tôt. L’écroulement rocheux a fait dérailler un train.
C’est bien de cet incident tragique dont il est question dans la suite de ce récit.
Nous apercevons bien sur la photo ci-dessous l’endroit où la paroi de molasse s’est détachée pour se retrouver sur la voie de chemin de fer située au pied de la falaise à l’époque.
A noter que le tracé de l’ancienne voie de chemin de fer est utilisée aujourd’hui comme chemin de randonnée très apprécié des promeneurs et pour la mobilité douce. Le long de son tracé l’œil averti y observera d’anciennes structures ferroviaires.
L’éboulement de 1888 et l’accident de train
Un grave accident s’est produit le samedi 21 janvier 1888 dans l’après-midi sur la ligne du chemin de fer entre Cheyres et Estavayer. La voie qui passe en cet endroit au bord du lac est dominée par une paroi de rochers assez élevée comme nous l’avons vu précédemment.
L’éboulement s'est produit au moment où arrivait le train no 165 qui part d'Yverdon pour Payerne à 15h10.
Le train était trainé par deux locomotives. En tête la locomotive numéro 46 avec son tender dont les freins étaient peu puissants et la seconde, dénommée « Les Brenets », une forte locomotive de montagne qui était ramenée aux ateliers de Fribourg pour réparation.
Les deux machines marchaient à toute vapeur afin de prendre l'élan nécessaire pour franchir la rampe qui commence là où a eu lieu l'éboulement, au lieu-dit « La Magnenaz »
Pour comble de fatalité, la voie fait une légère courbe qui, jointe au vent rabattant la fumée contre les locomotives, ont sans nul doute empêché les mécaniciens de voir l'éboulement à temps. Il faut admettre que celui-ci eut lieu deux minutes avant le passage du train.
Comble de malchance, la voie venait d’être parcoure par le garde-voie qui n’avait rien remarqué. Lorsque l'éboulement se produisit le garde-voie ne put revenir sur ses pas pour faire des signaux au train parce que la ligne était obstruée.
Le mécanicien de la locomotive de tête vit cependant l'obstacle mais à une trop courte distance. Il serra les freins et renversa la vapeur ; la seconde locomotive fit de même. Les mécaniciens des deux machines n'ont pu, malgré tous leurs efforts, arrêter le train en temps utile.
Il y avait sur la voie un amoncellement de rocs, de terre et d'arbres d'au moins trois mètres de hauteur. Les deux locomotives avec leur force d'impulsion écartèrent ces obstacles et s’y frayèrent un chemin dans toute leur longueur.
La première fut couchée sur le flanc droit, tordue, abimée. Le tender serré par le poids de la seconde fut projeté au dehors à gauche et la partie avant du tablier de la seconde machine pénétra dans la plateforme de la première en se dressant à moitié. Le reste du train composé de wagons vides et à voyageurs alla se heurter contre les locomotives.
Il en résulta un choc formidable qui rompit les chaines d'attelage. Le train resta néanmoins sur la voie. Etant donnée la position de la première machine on peut se figurer l'horrible écrasement des mécaniciens et chauffeurs qui la conduisaient.
Le chauffeur, Jean-Samuel Meyer, pris par le tender de la seconde machine, eut le bassin et le haut des cuisses fracassés. Le mécanicien Kreissel eut la jambe broyée. Il put être retiré aussitôt, mais le malheureux Meyer, emprisonné par le tender et par les débris de la machine, cria et se débattit pendant quarante-cinq minutes avant que les forces réunies du personnel du train et des personnes accourues aient pu le dégager.
On parvint par un suprême effort à soulever le tender. Le malheureux avait encore les mains en sang et les ongles arrachés par les efforts tentés pour se dégager. Il rendit peu après le dernier soupir.
Monsieur Meyer était père de six enfants en bas âge. Il comptait vingt ans de service de chemin de fer. Quant à Monsieur Kreissel, transporté aussitôt à Yverdon, il a subi le même jour au soir l'amputation de la jambe au-dessus de l'articulation du genou.
Le mécanicien de la seconde machine, Monsieur Freyssel, a subi de fortes lésions interne qui n'ont pu être appréciées immédiatement. Les voyageurs et employés du train ont été renversés et culbutés par le choc. Quelques-uns ont également subi des lésions mais de peu d'importance. Le conducteur du train Monsieur Vuille a été projeté de la plateforme arrière d'un wagon à la plateforme avant du wagon qui suivait.
L’éboulement a couvert une superficie de terrain d'environ 6’000 mètres carrés. Le volume total des déblais peut donc être évalué sans exagération à plus de 15’000 mètres cube. La voie ferrée a été encombrée sur une longueur d'environ 70 mètres.
On frémit a la pensée que si l’éboulement s’était produit au moment du passage du train, tout aurait été enseveli ou écrasé. Il y avait dans le train une quarantaine de voyageurs. On a remarqué l’empressement des habitants de Châbles, Cheyres et Font, qui sont accourus sur le lieu du sinistre apportant du vin, des liqueurs, du café, du linge, etc. Le train de secours, venant de Payerne, a amené un médecin de celle ville et les docteurs Volmar et Thurler, d’Estavayer, qui ont fait les premiers pansements et ont accompagné les victimes à Yverdon.
Le soir de la catastrophe le déblaiement commençait. La seconde des locomotives était rapidement dégagée et prête à être remise sur rails. Il s'est poursuivi activement malgré la pluie persistante.
Toute la journée du dimanche les trains qui suivaient leur horaire grâce au système de transbordement n’ont cessé de déverser des curieux sur l'emplacement de la catastrophe.
Quelle a été la cause de cet éboulement ?
Avant toute enquête officielle, il est facile de répondre qu'il faut l'attribuer à la mauvaise qualité de la roche molassique aux couches de terre dont elle est entremêlée, à la position en surplomb de la pointe de « La Magnenaz », coupée par de profondes fissures et surtout aux sources qui affouillaient ce rocher depuis longtemps.
En effet, aussitôt l'éboulement produit de nombreux filets d'eau ont sillonné la paroi d'où s'est détaché le roc.
Tels sont les détails recueillis sur ce triste événement qui a causé dans toute la Broye une pénible et douloureuse impression.
Si l’accident en lui-même a été une terrible épreuve au moment des faits, on peut aisément s’imaginer que celle-ci s’est prolongée par une bataille juridique pour les familles des blessés et de la victime. Je retranscrits dans les prochains paragraphes les principaux éléments de l’affaire juridique entre la Compagnie des chemins de fer de la Suisse-Occidentale-Simplon (abrégé par les initiales S.-0.-S) et la famille Meyer.
La bataille juridique
On se souvient que cet accident a été causé par un éboulement de rochers qui dominaient la voie ferrée, survenu au moment du passage d'un train. Les deux machines de ce train déraillèrent et furent fortement endommagées. Le chauffeur de la première machine, Jean-Samuel Meyer, fut tué, et le mécanicien Kreyssel eu une jambe écrasée et dut subir l'amputation au-dessus du genou.
La compagnie de chemin de fer S.-0.-S., au nom de laquelle plaidait la société d'assurance « La Winterthur » qui la garantissait contre la responsabilité résultant de la loi fédérale du 1er juillet 1875, refusait des indemnités à la famille du chauffeur Meyer et au mécanicien Kreyssel, parce que l'accident aurait été causé par un cas de force majeure. La compagnie S.-0.-S. basait sa défense sur un rapport qu'elle avait obtenu de M. le professeur Heim, à Zurich, lequel prétendait que l'accident du 21 janvier 1888 était un événement, qui était entièrement hors de la portée de l'intelligence humaine de prévoir et de prévenir. Le représentant des enfants mineurs du chauffeur Meyer fit étudier les circonstances dans lesquelles l'éboulement s’était produit, par M. le professeur Golliez, à Lausanne, lequel dans un rapport circonstancié remarquable arrivait à des conclusions diamétralement opposées de celles de M. le professeur Heim.
M. Golliez a estimé que l'éboulement du 21 janvier 1888 pouvait être prévu et qu'il aurait été facile de s'assurer du danger par des inspections et des expertises.
La Cour a accordé aux enfants Meyer, (non compris la veuve) une indemnité totale de Fr. 16'700.- et a condamné la compagnie S.-0.-S. à tous dépens.
Le tribunal a non seulement écarté l'exception de force majeure invoquée par la compagnie défenderesse, mais il a prononcé que cette compagnie avait commis des négligences graves entrainant une responsabilité exceptionnelle, parce qu'elle n'avait pas pris toutes les mesures nécessaires pour éviter l'éboulement du 21 janvier 1888 ; alors qu’elle avait reçu à plusieurs reprises des ordres dans ce sens de la part du contrôle fédéral des chemins de fer. II y a encore deux procès en cours à la suite de l'accident du 21 janvier 1888 ; mais il est probable que le jugement de la Cour civile déterminant les causes de l'accident, servira de base pour fixer les indemnités réclamées si, en cas de recours, le jugement de première instance est confirmé par le Tribunal fédéral.
Je retranscris ci-dessous un extrait du jugement du Tribunal fédéral qui fait suite au recours déposé par la Compagnie de chemin de fer contre la décision de la Cour civile du Canton de Vaud.
Jugement du Tribunal fédéral – Arrêt du 16 mai 1890
Affaire Meyer contre Suisse-Occidentale-Simplon
Le 21 janvier 1888, un éboulement rocheux recouvre la voie ferrée entre Cheyres et Estavayer. Le train n° 165 heurte les débris, provoquant le décès de Jean-Samuel Meyer, chauffeur de locomotive. Ses six enfants intentent une action contre la compagnie ferroviaire S.-O.-S., réclamant 25'000 francs d’indemnité.
La Cour civile du canton de Vaud condamne la compagnie à verser 16'700.- francs avec 5 % d’intérêts dès le 30 avril 1888. Elle rejette la défense de la force majeure, considérant que l’éboulement aurait pu être prévu et ses effets évités.
Recours de la compagnie devant le Tribunal fédéral
La S.-O.-S. conteste le jugement, arguant que :
- L’éboulement était imprévisible et irrésistible (force majeure).
- L’indemnité est excessive.
Les demandeurs, représentés par Me Paschoud, demandent le rejet du recours et une éventuelle augmentation de l’indemnité.
Décision du Tribunal fédéral
- Prévisibilité de l’éboulement
- Le rocher de la Magnenaz reposait sur des assises marneuses dégradées.
- Des fissures visibles et des écoulements d’eau indiquaient un risque.
- Une expertise prouve que des inspections auraient pu révéler le danger.
- Une déviation de la ligne ferroviaire aurait évité l’accident.
- Absence de faute lourde
- La compagnie a respecté certaines recommandations du contrôle fédéral.
- L’éboulement n’était pas explicitement identifié comme un risque majeur.
- Toutefois, la négligence de précautions suffisantes justifie sa responsabilité.
- Calcul de l’indemnité
- Meyer gagnait 2'309.- francs par an, dont 1'540.- francs alloués à sa famille.
- Ses enfants reçoivent une rente annuelle jusqu'à leurs 18 ans :
- 230.- francs par an chacun, capitalisés selon leur âge.
- L’indemnité totale est ajustée à 10'700.- francs.
Par conséquent, le Tribunal fédéral à rejeté l’argument de force majeure et confirmé la responsabilité de la compagnie. Il a réduit toutefois l’indemnité à 10'700.- francs, ne retenant que le dommage matériel.
Récit : Fabien Monney, syndic
Sources :
- Inventaire des géotopes d’importance cantonale
- Archives personnelles de M. Fabien Monney
- Administration de la justice civile
- Bibliothèque cantonale universitaire
- Journal du Jura
- La Schweizerische Bauzeitung
- Le National suisse
- Journal l’Impartial
- Journal Fan L’Express
- Le Confédéré de Fribourg